Tuesday, August 3, 2010

Planespotting : C'est pas une histoire d'avion qui décolle



"Tout a commencé là, quand l'avion a décollé... Oh là non, ce n'est pas une histoire d'avion qui décolle. Ou plutôt si, c'est une histoire de décollage..."
- Romain Duris, L'auberge espagnole


Les aéroports sont des lieux fascinants, emprunts d'espoir et de mélancolie. On s'y prend à rêver d'un ailleurs, d'un au-delà inatteignable. D'Icare à Saint Exupèry, l'homme a sans cesse cherché à s'élever, toujours plus haut, toujours plus loin, jaloux de la liberté espiègle dont font preuve les oiseaux. Mais pour qui reste au sol, la beauté de l'envol d'un avion qui s'arrache à la terre est souvent ternie par le renvoi à sa condition d'animal terrestre.

C'est cette sensation douce-amère que viennent trouver les planespotters, qui se retrouvent tous les jours au bout la piste 23 de l'aéroport Lester B. Pearson de Toronto pour assister à l'incessant ballet des avions qui décollent et atterrissent dans un rythme effréné. Passionnés ou simple badauds, ils viennent ici pour rêver. Rêver à cet ailleurs, qu'ils ont quitté il y a longtemps, cet ailleurs si lointain, mais soudain si proche. Ces avions qu'on semblerait pouvoir toucher du bout des doigts, en se hissant sur la pointe des pieds, matérialisent les fantasmes et les espoirs des spectateurs émerveillés.

Certains d'entre eux viennent ici tous les jours, inlassablement. Bill et Ivan sont de ceux-là. Ivan est passionné d'aéronautique, Bill est un ancien employé de l'aéroport. Bill est petit et bourru, Ivan est plus élancé, de sorte qu'on les prendrait pour un duo comique. Pourtant nos deux compères sont investis d'une mission de la plus haute importance qu'ils se sont confiés à eux-mêmes: assurer la bonne marche du trafic aérien. Plus que de simples spectateurs, ils sont acteurs de ce ballet qui se joue devant nous. Ils connaissent les horaires, les provenances et les destinations, les compagnies et les modèles des aéronefs, parfois même lorsque ceux-ci ne sont encore que des points de lumière sur l'horizon. "Est-ce une étoile?" "Non, c'est le 20h45 de Singapour qui est un peu en avance. Un 777-200. Ah non, un 777-300, mes yeux me jouent des tours." Ainsi, tous les jours, Bill et Ivan viennent s'assurer que tous les avions décollent et atterrissent normalement. Aujourd'hui est un jour particulier. L'A380 d'Emirates est en route en provenance de Dubai et devrait nous offrir un spectacle de toute beauté.

A cinq minutes de l'horaire prévu, la tension commence à monter dans la foule, qui compte désormais une cinquantaine de personnes. Le vol, qui avait été annoncé avec trente minutes d'avance, est maintenant en retard, et les badauds s'impatientent. Soudain au loin, il apparait. Même à cette distance, il est déjà bien plus gros que tous les autres avions qui l'ont précédé. La clameur monte ; les enfants sautent à pieds joints, les adultes aussi. Les jumelles, devenues inutiles sont écartées et remplacées par les objectifs des appareils photo. Les photographes se sont éloignés de plusieurs dizaines de mètres pour être sûrs de faire entrer la bête en entier dans leur cadre. Les autres se sont placés contre le grillage d'enceinte, dans l'axe de la piste, pour se faire peur en jetant les bras au ciel.

L'action ne dure que quelques secondes, mais elle est d'une rare intensité. 380 tonnes de métal frôlent la foule à seulement dix mètres du sol. L'ombre portée par les quatre-vingts mètres d'envergure rappelle une éclipse. Les spectateurs saluent le passage de ce monstre majestueux puis applaudissent de toutes leurs forces lorsque les vingt-deux roues se posent en douceur sur la piste. Ivan a un sourire radieux qui lui barre le visage. Pourtant, dit-il, il est un peu déçu par le bruit des réacteurs, trop silencieux pour un appareil de cette taille. Comme pour le consoler, l'avion qui suit est un Boeing 747 de KLM, et nous offre un concert assourdissant, expression de la force brute de cet oiseau qui renâcle à retourner sur la terre ferme.

Il est des aéroports comme des plages du Finistère, on s'y prend à imaginer ce qui se trouve derrière l'horizon, où disparaissent les voiles des navires et les lumières des avions. On y vient pour rêver, on y vient pour s'évader, on y vient pour s'émerveiller. On y vient aussi pour se rassurer. Se rassurer que les choses fonctionnent normalement, que la vie suit son cours, que le soleil se couche et que les avions décollent.

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